Je m’apprête à partir en voyage solo en Bulgarie après avoir séjourné un peu dans mon pays natal, la Pologne, puis chez mon amie Adria à Budapest. Nous sommes quelques années en arrière, c’est le milieu de l’été.
Pourquoi un voyage en solitaire en Bulgarie ? D’abord parce que je suis Slave. Que l’Europe de l’Est m’est chère par mes racines, pour me reconnecter à qui je suis et surtout, d’où je viens. Parce que je ne connais pas la Bulgarie, et que pas tant de gens que ça choisissent cette destination : pas aussi funky que la Croatie, ni aussi romantico-mélancolique que la Tchéquie, qui sait. Et puis, aussi, l’un de mes meilleurs amis de l’époque (et aussi mon fidèle pote de beuverie), Yan, est originaire de ce pays (je ferai d’ailleurs ensuite avec lui un voyage inoubliable en Asie du Sud-Est). Je ne le verrai pas longtemps mais je le verrai quand même, et ça, ça me remplit de joie.
Yan, je l’ai rencontré à Paris, alors que j’habitais dans mon studio de 17m². Je naviguais de jobs en jobs, d’Adecco à Manpower, et je sortais beaucoup. Trop. Et je buvais beaucoup. Trop. Mais ce n’est pas tout à fait à Paris que Yan a pu, pour la première fois, profiter de mes vannes de pochtronne, quand lui aussi était déjà, du reste, pas mal torché. Nos regards vaseux se sont rencontrés lors de la soirée d’anniversaire d’une amie commune, en région parisienne. Et nos verres ne s’étaient plus, depuis, arrêtés de tinter de concert.
Me voilà donc dans le bus en direction de Sofia, sans avoir rien booké, en mode je-voyage-seule-en-Bulgarie. Il est un peu plus de dix-huit heures et, si tout va bien, j’arriverai à six heures du matin à la capitale bulgare. Je tremble un peu, et pas seulement à cause de la clim du bus : ça ne fait pas si longtemps que ça que je voyage, en Bulgarie ou ailleurs, et qui plus est, toute seule ! J’ai trente et un ans et, après avoir commencé à voyager solo à trente ans et avoir expérimenté, pour la première fois, le voyage en mode communautaire Couchsurfing en Scandinavie, découvrir le monde, même si ado j’en crevais d’envie et que je jalousais les grands explorateurs qui avaient le courage de passer à l’acte, ce n’était vraiment pas quelque-chose que j’imaginais. J’avais bien trop peur de tout, je me limitais en tout. Il n’y a bien que dans les histoires que j’écrivais que je laissais mon imagination vagabonder dans les moindres recoins de la planète et de mon esprit.
Le manque de confiance en soi, la haine même, de soi étaient quelque chose d’encore douloureusement familier, pour moi. Et même si j’avais déjà goûté à cette liberté étourdissante, ahurissante, grâce à mon premier trip solo en Scandinavie, un an avant la Bulgarie, la peur, cette peur dégueulasse, puante, continuait de hurler à mon âme des dangers mortels, une fin atroce. Et si je me faisais enlever par la mafia bulgare, qu’ils me volaient mon passeport et qu’ils me forçaient à faire le tapin sur les trottoirs italiens ou espagnols ? Et si je rencontrais un psychopathe dont le kiff était de faire sauter de leurs orbites les yeux de ses victimes lorsqu’il leur faisait l’amour, au moment de jouir, avec une cuillère à soupe ? Je suis écrivain. C’est cool mais parfois, l’imagination débordante, je m’en passerais bien.
C’est engluée dans cette appréhension encore vivace que j’éternue, les fesses posées au fond du bus, à cause de cette foutue clim glaciale. Je pense déjà à déposer mon énorme sac à dos dans un casier de la gare routière (y en a, en Bulgarie, au moins ?) et de là, je compte me boire un bon thé dans un café pour assister au lever de soleil. Je rêve déjà d’une bonne douche, d’une machine pour laver mes fringues, et d’une putain de bonne nuit de sommeil ! Il me faudra trouver où échanger de l’argent, faire mes demandes d’hébergement en Couchsurfing dans un cyber du coin, voir quand part un bus pour Sliven afin de rejoindre Yan chez sa famille.
Des éclats de voix me tirent soudain de mes réflexions. Malgré mon polonais courant et ma pratique basique de la langue russe, le bulgare est une langue à part dans les langues slaves, et la plupart du temps, je ne comprends rien à ce qu’on me dit. Mais je suis quasi certaine qu’on insulte quelqu’un. Ah ben merde, on dirait bien que c’est à moi qu’on en veut : avec de grands gestes dans tous les sens, une bonne femme sous-entend que je lui aurais volé « son » siège ! Sauf que le chauffeur du bus m’a m’invitée à aller à l’arrière, « où vous voulez ». Sauf que la dame est excitée et son poing menace d’atterrir sur ma gueule… Mais je ne cède pas, fais celle qui ne comprend pas (et c’est pas dur : même si je capte l’origine de sa colère, je ne capte rien de ses paroles). Ça paie : elle me fout la paix finalement.
À ma gauche, une métalleuse aux cheveux rouges comme les flammes de l’enfer hurle d’une voix pâteuse, comme si elle avait avalé des hectolitres de bière (en fait elle a dû vraiment avaler des hectolitres de bière). Et, quelques sièges derrière nous, son pote lui répond, en hurlant lui aussi. Le nom de « Sziget » et de « Festival » atterrit dans mes oreilles. Ah mais ouiiiiiiii, c’est donc là la raison du bus bondé ! Le célèbre festival Sziget à Budapest vient de se terminer, et les Bulgares qui y ont assisté rentrent à la maison. L’ayant moi-même fait quelques années plus tôt, je comprends d’un coup parfaitement l’état… Assourdissant et pas vraiment discret des passagers.
Il fait maintenant jour, nous sommes au seuil de la Bulgarie. C’est drôle : le chauffeur de bus, alors qu’il redistribue les cartes d’identité ou les passeports, les rend en disant le prénom de la personne, et pas son nom. Quelques minutes plus tard, on nous somme quand même de descendre de l’autocar pour montrer nos titres d’identité ET notre tête — dans le cul — aux douaniers. Mais pourquoi ne pas avoir fait ça au départ ?! Je fais passer le temps en m’essayant au banjo que m’a prêté Joseph, de Californie. Je n’ai jamais joué que du piano et ça ne fait pas longtemps que je tente la guitare : excellent moyen pour taquiner des cordes et tuer le temps (ou taquiner le temps en tuant des cordes…?)
Après le passage de la frontière, qui fut long mais sans embûche, je redécouvre le plaisir de l’alphabet cyrillique : j’ai soudain mal à la tête. Ce mal de tête en lisant, que j’avais déjà éprouvé lors de mon séjour en Russie. Et pourtant, je sais déjà lire en cyrillique. Faudra juste que je m’y réhabitue.
À quelque 50km de Sofia, coup de théâtre (ou plutôt coup de feu) : nous devons dévier de notre trajectoire parce qu’un bus est littéralement en train de brûler à quelques dizaines de mètres devant nous, sur la route ! J’apprendrai plus tard qu’un mec voulait se suicider et qu’il n’avait rien trouvé de mieux que de crasher sa voiture sur un bus…
Arrivée à Sofia, je n’ai pas le temps de voir quoi que ce soit de la ville parce qu’il faut que je rejoigne le second bus qui me mènera à Sliven, village d’origine de mon pote Yan, où habitent ses parents. Sauf que j’ai oublié qu’en Bulgarie, il faut rajouter une heure et que le bus en question part dans quelques minutes ! Me voilà donc, avec mon sac à dos d’au moins trente kilos, les paupières encore gorgées de sommeil, en train de me taper mon premier sprint bulgare pour attraper le bus pour Sliven.
Durant le trajet, bien calée sur mon siège qui grince, je m’adonne à l’une de mes activités préférées : voir ce qui se passe — ou plutôt ce qui ne se passe pas — à travers des vitres un peu sales. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que j’en prends plein les mirettes. Un océan de tournesols s’affaisse sous le poids de la lumière d’été. À perte de vue, des verts et des jaunes profonds s’offrent à mon regard, débordant de l’horizon. Mes yeux boivent ces étendues d’or et d’émeraude, plongent dans ces abysses floraux ondulant sous le soleil. Je pense à tout ce que ça m’a coûté d’oser, enfin, voyager seule. Même si c’est parfois difficile, il n’y a pas un seul jour où je ne me félicite pas de l’avoir fait. Après tout, c’est toujours pareil, dans quelque pays qu’on soit :
Si l’on ne fait pas nous-même l’effort d’aller vers les autres, il y a de fortes chances pour que les autres ne viennent pas à nous.
Dans le bus, je tape la discute avec une Bulgare d’une cinquantaine d’années à la voix très douce, qui vient de rendre visite à sa fille, son gendre et leurs enfants à Sofia, et qui rentre maintenant dans son village, pas loin de la côte, vers Bourgas. Mon voyage solo en Bulgarie n’ayant pas vraiment commencé sous les meilleurs auspices, je souris en discutant avec cette voisine de siège d’où jaillit une bonté moelleuse. Les gens sont ce qu’ils sont. Je décide donc de les prendre comme ils sont. Puisqu’on ne peut changer les gens — en tout cas, guère souvent — autant prendre d’eux ce qu’il y a de mieux et laisser tout le reste, sans se fâcher. Les êtres humains sont ainsi, je suis ainsi. Mon regard s’attarde encore sur les paysages en dégradés de jaune et de vert. J’ai l’impression d’avoir saisi une vérité si belle et pourtant, si bien enfouie.
Sliven. Enfin. Yan m’attend là où le car nous dépose : au milieu de la route, à l’endroit faisant office d’arrêt pour ceux qui s’arrêtent dans ce bled paumé. Je suis la seule à descendre. Le sourire que mon ami affiche est la plus belle des récompenses : j’oublie la fatigue du voyage, les gros cons brailleurs dans le bus, la mélancolie du voyageur en trip solitaire dans un pays, la Bulgarie, que je ne sais vraiment pas comment apprivoiser. Tout est gobé par le sourire bienveillant de Yan, qui m’informe, rempli de joie, du programme qu’il a concocté pour moi.
L’inconnu n’est plus si terrifiant lorsque certaines escales sont illuminées d’un visage ami.
Après avoir pris une douche qui n’était vraiment pas du luxe, je fais un peu plus la connaissance des parents de Yan. Un couple plein de rires et de vie, tous les deux assez potelés pour n’avoir qu’une seule envie : qu’ils vous serrent dans leurs bras jusqu’à l’infini. Le frère de Yan est là lui aussi. Le papa a une vieille guitare que je ne manque pas de remarquer. « Elle est des années 70 et elle joue très bien ! », m’annonce-t-il, tout fier, en me la tendant. Pas besoin de me le dire deux fois : j’ose un mini concert au milieu de la famille au grand complet ainsi que du chien-loup blanc, qui vient me lécher les pieds d’aise. Bon : je ne joue pas si mal que ça, en fait !
Après mon concert improvisé, mon ami m’emmène boire un coup au centre de Sliven. Il me montre un orme séculaire impressionnant, symbole de la ville, cerclé par deux fillettes qui courent l’une après l’autre en riant. Cet arbre a plus de 1100 ans ! Ça fait un gros paquet d’Histoire… C’est aussi la plus belle relique de la grande forêt bulgare, qui courait du massif montagneux des Rhodopes jusqu’au littoral de la mer Noire.
Le lendemain, après une nuit délicieuse sur un clic-clac un peu vieux mais toujours très confortable, je suis réveillée par Yan à 6h30, après nous être couchés à 1h. Je n’ai pas encore complètement récupéré de mes nuits de fête à Budapest ni de celles dans les bus mais qu’importe ! Se lever pour faire des activités de malade en voyage, avec un ami, c’est quand même sacrément kiffant.
Envie de poursuivre l’aventure ? Lis la suite de mes histoires de voyage insolites en Bulgarie… où on cause balades de ouf dans une nature… de ouf, visite d’un monument qui ressemble à une énorme soucoupe volante tombée du ciel, et d’autres surprises, le tout dans une ambiance qui décoiffe !
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Salut Annajo !
Ah le manque de confiance en soi, ça demande beaucoup, énormément de travail sur soi.
Le travail de toute une vie ^^ Merci de ton commentaire Adeline, belle fin de semaine : )
Bonsoir, AnnaJo
Bons récits concernant ton épopée bulgare, et toujours plein d’imagination. Ce mémorial en forme de soucoupe volante, posé sur une colline m’évoque Lovecraft, et en en lisant la description, je me demandais quelles créatures humanoïdes pouvaient en sortir…
Quant au psychopathe bulgare, Enucleator, l’homme au couteau dans les prunelles, brrr… Je repense à Gaston Leroux et à certains récits terrifiants de Rouletabille, que je lisais… caché sous un lit à 14 ans… Brrr…
En même temps, tu es arrivée à me faire rire aux éclats à la lecture de certains passages qui cependant n’avaient rien de très drôles au départ : ce récit représente une belle expérience narrative d’Annajo, auteure, avec elle-même. À suivre, suie à lire et à commenter.
Ciao, до свидания, et merci pour cet enchantement.
Loup.
Tout le plaisir est pour moi ! Je suis ravie de t’avoir fait te souvenir de moments littéraires intenses qui ont jalonné ton existence. Cet été en Bulgarie fut mémorable pour moi, et il est certain que j’en garderai un souvenir amusé et ravi, dans un coin de ma boîte à souvenirs.